31 dic 2010

Feliz año 2011! / Bonne année 2011!

Érase una vez una niña feliz. Tenía madre, padre, cuatro hermanos, cuatro hermanas, dos abuelas y dos abuelos, y muchos tíos, tías, primos y primas, también amigos y amigas. Cuando tenía hambre por la tarde, al volver del colegio, iba a ver a su padre que era dueño del minimercado del pueblo, y decía: Papá, tengo hambre. Y su padre le decía: ¿Quieres un poco de queso? Y la niña respondía: ¿Es queso de plástico o queso de algodón? Y su padre le daba un trozo del mejor queso del mundo, que estaba muy fresquito, y muy contento. Era un queso todavía vivo, porque salía de la pequeña fábrica del pueblo de al lado y venía empaquetado en un tejido de algodón lleno de agujeros para que pudiera respirar. Cuando se lo comía la niña el queso decía: scouic, scouic. Decía scouic porque estaba contento de alimentar a la niña y a la niña le encantaba escuchar su queso. Olía bien, estaba buenísimo y, sobre todo, le hablaba. Porque cada vez que masticaba ella, el queso respondía: scouic, scouic. Con ella compartía su placer de estar vivo.



Il était une fois une fillette heureuse. La fillette était entourée d’une mère, d’un père, de quatre frères, quatre sœurs, de deux grands-mères et deux grands-pères, de plusieurs oncles, tantes, cousins et cousines, ainsi que de plusieurs amis. Quand elle avait faim, au retour de l’école, elle allait voir son père qui était propriétaire du dépanneur du village, et disait : Papa, j’ai faim. Et son père disait : Veux-tu un peu de fromage ? La fillette demandait alors : C’est du fromage de plastique ou du fromage de coton ? Et son père lui donnait un morceau du meilleur fromage au monde qui était bien frais et tout content. C’était un fromage encore vivant puisqu’il venait de la fromagerie du village d’à côté et qu’il était enveloppé dans un coton tout plein de trous pour qu’il puisse respirer. Quand la fillette mordait dans son fromage, celui-ci disait : scouic, scouic. Il disait scouic parce qu’il était content de nourrir la fillette et celle-ci adorait écouter son fromage qui sentait bon, qui était délicieux et surtout qui lui parlait. Chaque fois qu’elle mastiquait, le fromage répondait : scouic, scouic. C’était sa façon de partager avec elle son plaisir d’être vivant.

21 dic 2010

Wilfrid - grand-papa


Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.

Grand-papa. Grand-père maternel. Le père de ma mère…
Tu as vu ma mère naître et aussitôt tu as dû t’en séparer. Grand-maman est morte quelques jours après avoir donné naissance à ma mère et tu as cru que ce poupon avait besoin d’une mère-substitut pour vivre et pour croître. Je ne me demanderai pas si tu as eu tort ou raison, je m’en tiendrai simplement aux faits. Tu as donc donné ton quatrième enfant en adoption. Tu n’aimais pas l’expression donner en adoption ; je te comprends. Il y a des moments dans la vie où il semble impossible de trouver les mots adéquats pour désigner des réalités si pleines d’émotions qu’on préférerait que les mots n’existent pas puisqu’ils semblent insuffisants, vides de sens.
Doublement déchiré, d’abord par la perte de ta femme, puis par celle de ta troisième fille. Je ne peux sûrement pas m’imaginer toute ta peine et ton tourment. Et toutes tes responsabilités, puisque tu restais tout de même avec trois enfants à ta charge. Il m’est difficile de me mettre dans ta peau. Peut-être parce que je préfère rester dans la mienne. Peut-être parce que je préfèrerais m’en tenir à l’absence plutôt que d’envisager la compassion.
En commençant cette lettre, j’avais surtout l’intention de te dire que, pour moi, tu as été un fantôme, une ombre qui plane quelque part, quelque chose d’absent et de présent tout à la fois. Oui, j’avais la ferme intention de te décrire cette ombre, cette absence, ce vide, ce malaise, qui étaient liés à ton nom… Pour que tu saches que, malgré tout, tu fais partie de ma vie. J’avais probablement la ferme intention de me placer dans le rôle de victime en quelque sorte et de te laisser savoir comment ton absence, à travers le corps de ma mère et plus tard à travers le mien, a miné ma vie.
Me souvenir de toi pour mieux t’accuser, pour donner une explication aux blessures maternelles, pour trouver un coupable à toute la souffrance qui court dans la famille…
Mais finalement, je m’en suis simplement tenu aux faits, et j’ai écrit : « Tu as vu ma mère naître et aussitôt tu as dû t’en séparer. Grand-maman est morte quelques jours après avoir donné naissance à ma mère et tu as cru que ce poupon avait besoin d’une mère-substitut pour vivre et pour croître. Doublement déchiré, d’abord par la perte de ta femme, puis par celle de ta troisième fille. »
Soudain, tu n’es plus un fantôme, une ombre qui plane, tu deviens un homme qui a eu un destin difficile, un homme qui a souffert, pleuré, ri, et qui a continué de vivre malgré la mort de sa femme et la perte de sa fille. Un homme qui a pris les décisions qui s’imposaient. Mon envie de t’inculper de la séparation de sa famille d’origine dont a souffert ma mère persiste... La séparation a dû être déchirante pour toi, comme elle l’a été pour ta fille. Comme elle l’a été pour nous, tes petits-enfants, qui, à travers notre mère, avons vécu cette séparation comme une exclusion de la famille. C’est pourquoi, à notre tour, nous t’avons exclu de notre cœur, te permettant de flotter tel un fantôme dans notre maison, mais sans jamais te donner une place dans notre cœur, sans jamais nous incliner devant toi, devant ton destin, sans jamais reconnaître que tu fais partie de notre vie.
Grand-papa, j’aurais aimé avoir toute une valise de souvenirs de toi, de nous, mais la vie a voulu que ces souvenirs n’existent pratiquement pas. Cependant, malgré le peu d’images, le peu de souvenirs que je possède, aujourd’hui, je m’incline devant toi et je te dis merci. Tu n’es pas le grand-père vivant et rieur dont je rêvais, mais tu es bien mon grand-père, celui qui m’a transmis la vie, l’amour pour la vie et pour les arts. Grand-papa, aujourd’hui, je quitte le voile de la colère et de l’accusation qui recouvrait mon amour pour toi et je te dis merci.
Prends ta petite-fille dans tes bras et donne-lui tous les baisers que ton cœur de grand-père contient, car je peux enfin les recevoir. Mon cœur de petite-fille t’embrasse et est enfin disposé à recevoir ta bénédiction, la bénédiction d’un grand-père qui désire ardemment que ses petits-enfants connaissent le bonheur et la prospérité.
Aujourd’hui, je cherchais peut-être encore un coupable à ma souffrance et aux souffrances des miens, cependant, j’ai rencontré un homme, avec ses propres blessures et son propre destin. J’ai rencontré un grand-père. J’ai rencontré mon grand-père. J’ai enfin rencontré et reconnu mon grand-père.
Grand-papa, je t’embrasse et je t’aime.

14 dic 2010

Desmontar o El peso




¿Quién se levanta primero —se preguntaba la niña—, el sol o mi padre?

Como a la niña le gustaba dormir más que vivir, nunca lo pudo averiguar. El hecho es que cuando se levantaba ella su padre siempre estaba en pie, ya trabajando desde hacía muchas horas. Su padre le decía que se había levantado antes que el sol; le decía que el porvenir pertenece a los que se levantan temprano, que los que duermen cuando el sol brilla son unos perezosos.

La niña no se percibía como perezosa porque sabía que no se trataba de pereza sino de peso. Había un peso sobre sus hombros que le impedía saltar de la cama e ir corriendo feliz hasta el césped para saludar al sol. Le daba pena que su padre no viese ese peso, porque si lo hubiera visto, seguro que se lo hubiera podido quitar.

La niña, como todas las niñas, veía a su padre como a un dios, un dios omnisapiente, omnipotente y perfecto. Jamás culpó a su padre por no ver el peso que tenía que aguantar ella y que le impedía correr y cantar por la casa. Incluso aceptaba que su padre la llamara perezosa y le echara la culpa del cansancio de su madre, que siempre estaba cansada. La niña, como todos los niños, aparte de que necesitaba a su padre para sobrevivir, adoraba su papá y estaba dispuesta a hacer cualquier cosa por él, incluso morir si fuera necesario. Por eso, nunca protestó cuando su padre le echaba encima la culpa de todo. Tomaba la culpa que le echaba y la ponía en sus hombros, encima de lo que ya llevaba. A veces el peso era tan grande que la niña no se podía levantar. Se quedaba en la cama hasta muy tarde, preguntando a Dios por qué le había regalado tanto peso a ella. Podía oír a sus vecinos jugando y riéndose en la calle y deseaba juntarse con ellos, pero no podía. El peso no la dejaba. Sus padres la necesitaban y decían que primero había que cumplir con las tareas de la casa y del negocio, que nunca se acababan. No había tiempo para jugar, sólo para trabajar.

No había tiempo para jugar, sólo para trabajar.

A la niña le tocaba parte del trabajo. Sin embargo, no se trataba de compartir las tareas. Se trataba de compartir una culpa heredada que lo hacía todo pesado porque algo no se había hecho bien y tenían que pagar todos. Ya nadie sabía qué era lo que se había hecho mal, sin embargo, todos estaban dispuestos a pagar, a llevar la culpa encima de sus hombros, a bajar la cabeza y a sufrir todos los días del año. La niña, como todos los niños, simplemente, hacía como sus padres: bajaba la cabeza y sufría todos los días del año.


Este texto forma parte de Viaje en blanco y azul 


7 dic 2010

Te amo


A pesar de mi ira

Te amo


A pesar de la ira

Que corre en tu familia

Y en la mía

Te amo


Cuando permito que tu sonrisa

Penetre mi cuerpo

Cuando dejo que tu luz

Llegue hasta mí

Soy feliz

Vuelvo a ser libre

Vuelvo a ser una chiquilla

Vuelvo a ser


Cuando me miras así

Sabes como te digo

Cuando me miras así

Puedo volver a bailar

Como si no hubiera nada más


Nada más bello

Que tu sonrisa

Y nuestro baile


©2010

30 nov 2010

Jean

Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.

C’est une apparition. Lorsqu’elle l’aperçoit, elle tressaille jusqu’au fond de son être. Elle le reconnaît ! C’est son frère ! Son frère de l’âme ! Elle ne l’a pas revu depuis qu’elle est née pourtant elle le connaît depuis toujours, depuis des millénaires, des années-lumière. Il n’y a qu’à voir la lumière qui brille dans ses yeux. Elle la reconnaît bien, cette lumière.


Il s’appelle maintenant Jean et est un homme connu. Cependant, dans la société qui les enveloppe, deux âmes ne vont pas l’une vers l’autre pour se saluer et s’embrasser simplement parce qu’elles se reconnaissent. Dans la société qui les enveloppe, il faut des milliers de prétextes et de détours pour simplement se saluer. Dans la société qui les enveloppe, les hommes et les femmes ne se saluent pas s’ils n’ont pas d’abord été présentés l’un à l’autre. C’est pourquoi, au moment où leurs regards se croisent, le geste d’allégresse et de retrouvailles qui naît dans le corps de ces deux âmes reste à l’état embryonnaire. Il y a bien une esquisse de mouvement de leurs deux corps, mais quelque chose les arrête ; ils ont bien appris les règles de leur société. La femme ne va pas vers l’homme pour le saluer et l’embrasser comme ce serait si naturel de le faire si elle n’était qu’une âme et ne vivait pas dans cette société. L’homme hoche légèrement la tête en direction de la femme en un geste de reconnaissance mais ne fait pas cas à l’envie de la retrouver qui est monté en lui dès qu’il l’a aperçue, dès qu’il l’a reconnue. L’homme continue sagement la conversation qui l’occupait juste avant qu’elle entre dans la pièce. Il converse bien sagement alors qu’il brûle d’aller la retrouver. La femme quitte la pièce, sachant qu'il ne viendra pas jusqu'à elle. C’est leur première rencontre. Leurs premières non-retrouvailles.


La vie les met quelques fois en présence l’un de l’autre. Toujours cette impossibilité de laisser libre cours à l’allégresse de se retrouver qu’ils ressentent. Toujours cette impossibilité de dire Te souviens-tu ? La peur de passer pour un fou, pour une folle, puisqu’ils n’ont aucun souvenir en commun dans cette vie. Ils répriment donc l’allégresse de leurs âmes et prétendent ne pas se connaître, prétendent ne pas se reconnaître. Ils s’en tiennent à une non-relation. Ne sont que des connaissances qui se saluent de loin puisqu’ils évoluent dans le même monde.


Chaque fois que leurs regards se croisent, la femme voit l’homme se demander où il l’a rencontrée ; il connaît tellement de gens sur cette terre. Elle aimerait lui souffler la réponse, ce n’est pas dans cette vie qu’il faut chercher. Mais elle n’ose pas. Et s’il la prenait pour une folle. C’est un réflexe si présent dans cette société.


Chaque fois qu’elle se retrouve en sa présence, elle rêve qu’il l’invite à prendre un café, c’est ainsi que les choses peuvent commencer sur cette terre. Ainsi ils pourraient enfin se retrouver. Elle en est convaincue, ainsi ils se retrouveraient. Peu importe ce qu’ils se raconteraient, ils seraient enfin réunis. Peut-être ainsi une relation d’amitié pourrait-elle naître, ce qui leur donnerait l’excuse pour se fréquenter. Ils auraient enfin l’étiquette appropriée, ils seraient de nouveau amis, de nouveaux amis tout simplement.


Cependant, chaque fois que la vie les met en présence l’un de l’autre, leurs rencontres sont d’une telle brièveté qu’il n’y a de temps pour rien, pas même pour dire Te souviens-tu ? ou On prend un café?


La femme rêve de retrouver son grand ami de l’âme pendant que l’homme continue de fouiller sa mémoire pour savoir où il a bien pu la rencontrer. Et il ne l’invite pas à prendre le café qui leur ouvrirait l’accès à la voie lactée, là, où, les yeux dans les yeux, ils pourraient enfin laisser défiler tout ce qui n’a pas de nom.

16 nov 2010

Why Spain? (part 3)



This text was published in 24-7 Valencia, June 2011

Cause the sky is always blue and the sun smiles at you
Cause saying hello is a go-go
Cause fiesta and siesta are six-letter words
And how about paella

Cause the first chords of a paso doble means you will rock me baby
Cause holding hands
Cause palm trees don’t shed their palms in fall
And how about you

Cause made in Spain means lollipops
Cause holding gaze is holding breath
Cause the first time they met, they just knew
And are they wedded yet

Cause being friendly is easy
Cause touching and kissing and hugging
Cause cariño and abrazo are six-letter words
And how about lovely

Cause people’s warmth is a daily luxury you can afford
Cause palm trees will always hug you whenever you feel blue
Cause lollipops comfort you if you let them
Cause touching and kissing and hugging
Cause abrazo cariño paella fiesta siesta paso doble abrazo cariño


6 nov 2010

Hace mil siglos


Texto creado por La Partida, proyecto con grupo de escritores y artistas visuales.

Exposición colectiva presentada en Ca Revolta, Valencia, octubre de 2009.

Dibujo: Blanca Rosa Pastor Cubillo


Hace mil siglos hubo una explosión

El dolor fue tan intenso

Que todos los miembros se quedaron dislocados


Hace mil siglos que los miembros están intentando reunirse

Hace mil siglos que se está buscando la unión sin encontrarla nunca


Sin embargo ayer encontré mi brazo

Sin embargo ayer encontré mi brazo derecho


Cuando pusiste tu mano sobre mi brazo

Mi ser se sintió entero otra vez

Cuando tu mano abrazó mi brazo

Cuando dejé que mi brazo abrazara tu mano

Intuí que un mundo nuevo se estaba acercando


En lugar de huir

Cayendo en las trampas de siempre

Quise borrar las huellas de violencia y de dolor de mi ADN

Y apostar por ese mundo nuevo


Por eso cuando pusiste tu mano sobre mi brazo

Me quedé en ese instante de una mano abrazando un brazo

En el instante de tu sonrisa transformando mi genética

En el instante de mi calor llegando a tu corazón

Me quedé en el instante de la unión

En el instante de un brazo abrazando una mano



4 nov 2010

Hugo

Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.


L’enfant regarde l’homme.

Il n’est pas comme les autres. Il vient d’un autre monde. D’un monde inconnu. Le marchand de glaces transporte avec lui les effluves d’un autre temps, d’un autre lieu.

Ce n’est pas un homme de la terre. Ce n’est pas un ouvrier. Ce n’est même pas un marchand. Un danseur peut-être. C’est quelqu’un d’indéfinissable, quelqu’un qui n’appartient à aucun univers connu. C’est pourtant l’homme qui vient livrer la crème glacée semaine après semaine, année après année, au magasin général. L’enfant observe cet homme d’apparence ultra-soignée, et s’interroge sur sa vie. Cet homme qui donne toujours l’impression de sortir d’une discothèque, a-t-il des enfants ? Est-il marié ?

Sourire permanent sur les lèvres, apparence impeccable, cheveux gominés et bien en place, toujours rasé de frais, il laisse une légère trace de parfum derrière lui lorsqu’il se déplace. Qui est cet homme ? Quel genre de vie mène-t-il ? Lorsque l’enfant le voit le lundi, elle se dit : « Il est heureux parce qu’il vient de la discothèque. Il a eu une fin de semaine fantastique. » Cependant lorsqu’elle le voit le mercredi, tout aussi heureux, elle se demande si l’effet de la discothèque peut durer aussi longtemps. Est-il heureux parce qu’il jouit encore des bons moments passés à la salle de danse ou sa joie provient-elle du plaisir qu’il éprouve à imaginer la fin de semaine à venir ?

L’enfant est profondément intriguée par cet homme. Elle aimerait lui demander s’il est marié, s’il a des enfants, pour avoir une piste à laquelle s’accrocher. Mais elle n’ose pas. Alors elle regarde l’homme aller et venir et garde ses interrogations pour elle.

Pendant des années, elle le voit aller et venir, des boîtes de glaces pleins les bras. Pendant des années, elle l’observe, espérant découvrir un nouveau détail qui l’éclairerait sur sa vie. Mais rien. Toujours la même image. Apparence impeccable, léger parfum, sourire permanent. L’homme semble avoir ce chant intérieur qui lui monte constamment aux lèvres et lui donne cet éternel sourire, cette joie inépuisable. L’enfant se demande comment l’effet de la discothèque peut durer si longtemps. Voudrait lui demander son secret. Voudrait savoir s’il est marié, s’il a des enfants, mais elle n’a pas la question facile, alors elle reste dans l’ignorance de la vie de cet homme.

Ce qu’elle observe c’est que cet homme semble avoir accès à des territoires dont les hommes de son village ne soupçonnent pas l’existence. Ce qu’elle observe c’est que peu importe le jour de la semaine, cet homme est toujours parfaitement rasé, peigné, parfumé, et souriant. Comme s’il avait un rendez-vous tous les jours… Ou qu’il aimait tout simplement prendre soin de son apparence. Comme s’il aimait s’habiller, se parfumer, se faire beau… L’enfant voudrait connaître la raison de son bonheur. Voudrait découvrir pourquoi il prend tellement soin de sa personne. Mais n’ose le lui demander.


Et chaque fois que l’homme aperçoit l’enfant, il lui offre une glace. L’enfant aimerait refuser puisque la présence de cet homme dans son village est déjà un cadeau en soi. Puisque le monde et la joie qu’il transporte avec lui sont déjà de très grands cadeaux. Mais comment refuser une glace ? Comment ne pas prendre ce que l’homme lui offre si gentiment ? Comment refuser le cadeau de l’homme ?

Ce n’est pas qu’il soit spécialement gentil avec elle. C’est un geste qu’il fait souvent. Il est marchand de glaces et il aime offrir des glaces aux fillettes. C’est un geste gratuit. Elle a eu l’occasion de le vérifier souvent. L’homme arrive, remplit les congélateurs du magasin, offre au passage des glaces aux enfants, et repart comme il est venu, dans la même joie, avec le même sourire, dans le même silence.

L’enfant savoure sa glace sans jamais percer le mystère de cet homme qui va de village en village, dans un éternel sourire, une éternelle joie, un éternel chant intérieur. Faut-il être marchand de glaces pour avoir accès à cette grâce ?

22 ago 2010

Henri-Paul

Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.



Un homme passe sa vie à inventer mille façons de s’exprimer. Il ne fait que ça, s’exprimer. Le fait pour tous ceux qui ne le font pas. Le fait par besoin. Par plaisir.


Un homme joue sa vie et ne s’ennuie jamais. Picasso des trouvailles, des patentes et des inventions, il ne cherche pas, il trouve. N’a pas à chercher de midi à quatorze heures puisqu’il trouve toujours un moyen de moyenner, une façon de faire parler les objets. Entre ses mains, le papier s’humanise, la peinture paysage, le bois violone, le métal s’incline.


Il n’y a pas à chercher de midi à quatorze heures. Il n’y a pas à désespérer. Il n’y a qu’à faire parler les objets. Sa tête bourdonne d’idées, d’astuces. Celui qui n’a jamais mis les pieds à l’université connaît l’école de la vie, la débrouillardise de sa famille, de ses ancêtres. Avec un bout de corde, un bout de papier, il crée des merveilles. Puisqu’il n’y a pas de moyens, il faut moyenner, et créer à partir de rien. Puisqu’il n’y a pas de moyens, il faut tout inventer, et fabriquer soi-même son violon si l’on veut en jouer.


Un homme n’a jamais appris à jouer du violon. On ne lui a jamais donné de leçons. Pourtant il se fabrique un violon et se met à en jouer. Il en joue comme un ancêtre qu’il n’a pas connu l’a probablement fait avant lui. En joue de façon naturelle, innée. Touche le violon pour animer les fêtes, humblement. Les gens du village comptent sur leur violoneux pour les faire danser, pour les faire swinger, et lui ne les déçoit jamais. Arrive tôt à la fête avec l’instrument qu’il a lui-même confectionné et marche d’un pas décidé vers l’estrade. Ne perd pas de temps en salutations. Son but est clair et précis. Son corps est déjà tout entier à son travail. Ce soir, on lui a demandé d’être violoneux. Alors il est violoneux comme un autre est boulanger. Il sort son violon de son étui, l’accorde, et, lorsqu’on l’y invite, prend le plancher pour le plaisir des danseurs qui le prennent aussi. Joue les pièces qu’il a apprises ainsi que celles qu’il a créées. Puis, il remet le violon dans son étui et rentre à la maison, comme le fait le bûcheron ou le forgeron. N’est pas une vedette. Est simplement violoneux lorsque l’on a besoin d’un violoneux.


Une fois chez lui, il redevient le patenteux, l’insatiable Picasso qui ne cherche pas mais qui trouve. Et son esprit inventif, intranquille, fait parler le papier, le plastique, le bois, le métal. Dans son atelier de fortune, il crée un monde à partir de rien. Dans son atelier de fortune, où priment le plaisir de la création et la joie de la découverte, les moyens sont réduits et l’on ne peut compter sur l’argent pour acheter quoi que ce soit. Dans son atelier de fortune, l’on peut trouver un peu de tout et surtout la bonne fortune d’un homme qui consacre sa vie à l’expression, à l’art, parce que c’est le sort qui lui est échu. Dans son atelier de grande fortune, l’on roule sur l’or, car la joie et la sérénité du maître est source d’inspiration pour ceux qui le visitent. Au contact de l’homme et de ses créations, le bûcheron et le forgeron ont accès à un autre monde, à une autre dimension.


L’intranquillité de l’homme n’aura pas été vaine.


©2009

Remerciements / Agradecimientos

Gracias a Aurora Gil Pastor por el diseño de este blog.


Gracias a Yolanda Carrascosa por los proyectos artísticos que vamos compartiendo y por recibirme como artista invitada en su pagina Web www.yocarr.com.


Merci à Alain Dacheux pour la photo qui apparaît en première page ainsi que pour le projet photos que nous avons partagé.


Merci à ma famille et à mes amies et amis du Québec et de l’Espagne qui appuient depuis longtemps ma recherche comme écrivaine.


Merci à ceux et celles qui m’ont précédée et ont ouvert cette voie qui est désormais la mienne.


Merci à tous les lecteurs et lectrices de ce blog. J’espère que ces textes sauront vous toucher et vous plaire et que vous aurez envie à votre tour de m’écrire vos commentaires.

18 jul 2010

Érase una vez un lagarto (Viaje en blanco y azul)





Érase una vez un lagarto pequeño. A ese lagarto sólo le gustaba el sol y la siesta. Se pasaba el día entero haciendo siesta y disfrutando del sol. Sin embargo, cuando se hacía de noche, se levantaba para maldecir el frío, la oscuridad de la noche y la luz de la luna. El pequeño lagarto deseaba el calor del sol, la luz del sol, sol y más sol. Siesta y más siesta. No entendía que el sol tenía que desaparecer simplemente porque le tocaba a la luna brillar. No lo entendía, y le daba rabia, mucha rabia. Hasta que un día su abuelo le preguntó: ¿Me podrías decir por qué siempre te enfadas cuando se hace de noche? Por supuesto, el pequeño no sabía qué era lo que le daba tanta rabia, por eso contestó: ¡No aguanto a la luna! ¡Es fea! ¡Y la odio! Entonces el viejo sabio le preguntó: ¿Sabes adónde va el sol cuando aparece la luna? El pequeño contestó: ¡Sí que lo sé! ¡Se va lejos de mí! ¡Me deja solo! ¡Me abandona! Y tengo mucho frío cuando no está. Su abuelo, cogiendo al pequeño en sus brazos, le dijo: Te voy a contar un secreto, pero tienes que prometerme que no se lo contarás a nadie. El pequeño, a quien, aparte de la siesta y del sol, lo que más le gustaba eran los secretos, prometió no decir nada a nadie. Entonces el abuelo le susurró al oído: El sol se va de vacaciones y luego vuelve con más calor para compartir contigo. El pequeño se quedó mudo. Nunca se le había ocurrido que el sol necesitara vacaciones. ¡Vacaciones en la luna!

A partir de ese día, el lagartito no pasó frío nunca más. Cuando miraba la luna, se alegraba de que el sol estuviera allí, de vacaciones. Le deseaba un buen viaje al sol y disfrutaba de la luz de la luna mientras iba haciendo sus tareas.


Este cuento forma parte del libro Viaje en blanco y azul
http://www.edicionescontrabando.com/tienda.php

Why Spain? (part 2)


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This text was published in 24-7 Valencia, October 2008

Ten years ago I landed in Valencia in search of a better life. Now what does a better life mean? In fact I think I was looking for love. Isn’t it what we are all after? But then where does one find love? In a pack of Special K? More seriously, I think I was dying to get a bit of cariño on a daily basis and my unconscious had led me to the right place for we all know that Spanish people are experts at being openly loving.
Two days after landing, as I was trying to find my way around, I asked an old lady for help; when she put her hand on my arm while she was repeating for the third time (I would find out later that they all do tend to repeat the info three times) where the street I was looking for was, the old instinct of cold country girl awoke and I stepped backward (did I really step backward or only thought of doing so?) I remember thinking: “How dare she touch me?” I know my world is full of contradictions: I had crossed the ocean wanting a warmer life (the warmth was not expected only from the sun) and there I was protesting as a nice old lady invaded my personal space… That was only the first of a whole series of quiero pero no quiero movements. Do you know what I mean? When you want something so badly but at the same time you are so afraid to get it that you can’t let go… Do you know the feeling?
As time went by my personal space slowly grew smaller and smaller. I gradually accepted that their idea of personal space was not the same as mine and kindly allowed them to stand in what not so long ago was still considered intimate space. I started to like it when strangers slightly touch my arm while talking to me. Then I deliberately started to go to certain shops and market stalls knowing I would get the happy Dime cariño. That sunny cariño thrown so freely to me would make my day. Now shall I say thrown to me or thrown at me? In this case I believe I should say thrown at me since it was like a ball I was always surprised to get. So amazed that I didn’t know how to catch it and certainly didn’t know how to throw it back. But then that was ten years ago…
I am no longer surprised when a stranger calls me cariño but not yet so used to it as to do the same with my neighbors. Come on, let’s be honest, I can’t even use the magic word with my dearest friends! Old cold country sense of decency won’t allow it… Thought I would learn from them… Seems so easy, so natural for most of them to touch and kiss and hug and water everybody around with their sweet words… I really thought that I could really learn and become that loving person I dreamt of becoming before I set foot on the plane which would take me to Spain. However, ten years later, I must admit that I am still on the way… Perhaps I could compare it to learning a language. How many people do you know who are still struggling to get an acceptable level of spoken English although they have been at it for years? Loads! Maybe, just maybe, we can apply the same concept to us, people from cold countries: although we have been living here for a long time, we are still struggling to get the cariño out of our bodies… We are dying to really hug and be hugged but, as our Spanish friends react when they have an opportunity to speak English, we are embarrassed. Then I shall safely use the same excuse as them: me da vergüenza. Everything has been said…

25 jun 2010

Claude est mort sans m’en parler

Ce texte a été publié dans Frontières, vol.15, no 2, printemps 2003

Bientôt un an que Claude a rejoint le royaume des morts. J’évite autant que possible de réfléchir à sa disparition, à la culpabilité qu’on m’a déniée. « Tu n’as rien à voir avec cette mort. Ce n’était qu’un désespéré. » Désespéré peut-être, mais amoureux de moi tout de même. Du moins, c’est ce qu’il affirmait. Je sais, il était du genre à tomber en amour très rapidement. Du genre à tomber en amour comme on tombe du désespoir pour s’accrocher au premier cordon qui passe. Il était même du genre à arrêter de boire pendant quelques semaines parce qu’il a rencontré un nouvel élastique de jupe bleue.

Je n’étais pas éprise de lui, car je venais tout juste de m’échapper des bras du grand amour de ma vie. Le désespoir et la peine de celui qui allait devenir « mon ex » étaient trop frais à mon esprit. Je suffoquais à la pensée qu’il ne m’enlacerait plus, que son corps n’épouserait plus jamais le mien. Je tentais d’anesthésier ma douleur en cessant de respirer. Les bras de Claude remplaçaient ceux des parents et amis qui n’étaient pas venus partager mon deuil. Mon coup de foudre, devenu passion, était en train d’agoniser et mes proches ne s’en souciaient aucunement.

Nous étions, Claude et moi, deux naufragés de l’amour et nous pleurions ensemble; cependant, nos larmes prenaient la forme du rire. Un fou rire semblait s’être emparé de nous pour de bon. Nous nous racontions nos enfances, nos amours ratées et nous étions morts de rire devant notre incapacité à trouver un petit bonheur tranquille. « Un petit bonheur de chien tranquille », avait-il lancé en s’esclaffant à nouveau, escaladant la tour de rire de celui qui, une fois la réserve de larmes épuisée, regarde ses malheurs de haut et les trouve ridicules. Ce jour-là, pour une raison que j’ignore, il pouvait se balancer de ne pas avoir été cajolé par une mère disparue très jeune, de ne s’être jamais entendu avec son père alcoolique, et d’avoir toujours eu des histoires décevantes avec les femmes. En ce jour de printemps pluvieux, Claude semblait miraculeusement guéri des blessures de son passé, persuadé d’être de nouveau amoureux.

La flamme n’allait pas durer. Après m’avoir « aimée » pendant quelques jours, il ne m’a plus téléphoné. Il était mort. Recommencé à boire. Perdu ses clés. Tombé du quatrième étage. Ne s’en sortira probablement pas. Est dans le coma. Coma. Co...ma...

Il venait de s’inscrire à un cours de fleuriste et m’avait offert son premier arrangement: un bouquet qui m’a paru funèbre au premier regard. Je ne l’ai pas aimé. Les fleurs qui devaient parler d’amour sentaient la mort à plein nez. Je les ai reconnues du premier coup d’oeil: leurs pétales empestent la mort et on continue de les disposer en couronnes pour ensuite les jeter sur les tombes. Claude m’a expliqué que la forme avait été imposée. Je n’ai pas osé lui demander s’il avait eu son mot à dire quant à l’espèce à utiliser. J’ai feint d’être contente. Il était si heureux, lui, de son nouvel emploi du temps. Je tentais vainement de croire à son âme de fleuriste. J’avais l’impression qu’il s’accrochait aux fleurs comme un homme qui, ayant tout essayé et croyant avoir tout raté, commence à reluquer les pissenlits. Facile d’écrire ceci a posteriori. Le fait est que je n’ai jamais soupçonné sa mort imminente. Cependant, son envie de devenir fleuriste me procurait une drôle de sensation chaque fois qu’il en parlait. Quelqu’un ne se découvre pas une soudaine carrière dans ce domaine à trente-huit ans. Si oui, pourquoi? Comment? Il était incapable d’expliquer comment sa soudaine passion pour les fleurs lui était venue.

N’y a pas eu de couronnes pour lui. Pas de soirée funèbre. Pas de tombe. Rien. Incinéré. Rapatrié. Fait disparaître en vitesse.

Je suis restée avec ses fleurs sur la mémoire. M’ont tous dit que sa mort n’avait rien à voir avec moi. « C’était un accident! » Un accident, oui! Celui d’un homme qui en a assez de ne pas trouver de baume à sa souffrance. La chute d’un enfant de trente-huit ans qui en a marre de pleurer seul, ne trouvant plus le courage de dérober la quantité de rhum suffisante pour geler ses blessures. Glissé sur la neige et chuté. S’est redressé tel un fantôme et ne pouvait pas appeler à l’aide. Les mots ne sortaient pas. Ne sortiraient jamais plus. S’est étalé une seconde fois dans la neige sale, sur l’asphalte noire. Seul. L’ambulance est enfin venue. La grosse machine s’occuperait désormais de lui.

Dans le coma pendant plusieurs jours, les grosses têtes affirment qu’il est inutile de lui rendre visite. Trient sur le volet ceux qui pourront lui faire leurs adieux. Ces gens qui ne le connaissent même pas déterminent qui Claude a envie d’avoir à ses côtés. Ne laisseront passer qu’un père qu’il n’a pas vu depuis cinq ans.

Mes fleurs d’amitié sur les bras, je n’ai pas eu le courage de défoncer le barrage institutionnel. Lâche comme on l’est si souvent depuis que les fonctionnaires s’occupent de tout à notre place. Pourquoi veiller nos morts puisqu’ils sont payés pour le faire? Rémunérés pour nous dire où et quand pleurer, combien de minutes par mort sont allouées...

J’aurais bien voulu mourir moi aussi, vu que ma grande histoire d’amour était terminée. Ne pas avoir à sentir la déchirure qui me traversait le corps chaque seconde de la journée. Mourir aurait été de loin préférable. Certainement plus facile en tout cas. Je n’avais pas cette chance. Je retenais le hurlement que j’aurais dû lâcher pour que la terre entière sache que notre union avait avorté. Oui, je me bâillonnais moi-même, parce que dans mon pays, on ne crie pas. Pas plus qu’on ne pleure trop longtemps. Dans mon pays, quand ça fait trop mal, on se tue. C’est le seul courage qu’on finit encore par trouver. Se tuer ou butter ceux qu’on juge responsables d’une douleur que les calmants n’arrivent plus à apaiser. Appuyer sur la gâchette afin de devenir un héros pendant quelques secondes. Comme à la télé! Dégainer est si familier. Compter sur la célébrité télévisuelle. Et pourquoi pas se suicider pour se racheter? « Ne remettez plus à demain. Si vous avez échoué votre vie, réussissez votre mort. Réservez votre heure d’écoute dès maintenant. Pour une mort en direct, composez le 1-800-MORTDIR immédiatement. » À quand une telle publicité? J’imagine déjà le message, construit tel un vidéo-clip inoffensif et anodin, accompagné d’une musique rock... J’ai la nausée rien que d’y penser, car, dans mon pays, on n’est pas à l’abri d’une telle ineptie.

Moi, je n’ai jamais tué personne. Personne ni même moi. J’ai seulement quitté un pays qui ne m’aimait pas assez, que j’aimais trop. Que j’aimais mal. J’attendais qu’on me dise quoi faire. Qui aimer. Pendant combien de temps. Pendant combien de temps pour ne pas trop souffrir, pour ne pas avoir à mourir quand l’histoire prendrait fin? J’aurais pu m’enrôler dans l’un de ces nombreux cours où, en une trentaine d’heures, l’on vous apprend à aimer convenablement, mais j’ai préféré accompagner ma mère à la Méditerranée. N’y a plus que celle-ci maintenant pour m’enseigner les lois de la mémoire, de la vie et de la mort, de l’oubli et du pardon.



Plus jamais
Ce texte a été publié dans Frontières (revue québécoise d’information, de recherche et de transfert de connaissances en études sur la mort), vol.17, no 1, 2004

Je ne l'attendrai plus jamais. Jamais. Ne plus jamais attendre personne. Fouiller au fond de moi jusqu'à ce que je me suffise à moi-même. Ou sinon me trucider. Me trucider en recherche de la truth, de la vérité. Mon voisin l'a fait. Vraiment fait. Je pense souvent à lui, à comment je me suis sentie quand je l'ai appris. D'autres voisins avant lui l’ont fait, mais avant, ça ne m'avait pas atteint autant. Celui-ci venait d'avoir cinquante ans. C'était l'été passé. Froid dans le dos que ça m'a donné. De penser que lui, il avait été jusque-là.

L'ont trouvé dans le garage. Personne n'a prononcé le mot pendu, mais j'ai imaginé que c'est ainsi qu'elle, sa femme, l'a trouvé. Quelques mois auparavant, il avait essayé d'en finir alors qu'il était au volant de sa voiture, du moins c'est ce qu'on peut en conclure maintenant. Pourtant, je ne le connais presque pas, ce type, et ça ne change rien à ma vie qu'il ne soit plus là. C'est le vide au fond de moi que ça vient chatouiller, le grand vide au fond de moi que j'essaie de combler en attendant toujours quelqu'un.

Tout le monde a fait comme s'il s'agissait d'une mort naturelle. Mêmes prières, mêmes gestes, mêmes chuchotements. Chez moi, on n'en a pas parlé. Chez moi, on ne parle jamais de rien. D'ailleurs qu'est-ce qu'on pourrait bien ajouter pour disperser le malaise devant cette drôle de mort?

Qui n'a jamais pensé en finir? Qui? Mais ça, on ne voudrait pas l'avouer à son père, à sa mère, encore moins à son enfant, alors on se tait. On parle des légumes du potager qui poussent bien, des tomates qui seront bientôt prêtes à manger, des fèves qui sont à point et qu'il faut cueillir. On s'accroche aux petits riens qui font la vie. Il faut s'accrocher sinon on finira comme le voisin, on en viendra à manquer de foi, à ne plus y croire. Mes parents, c'est ça qui les caractérise, une foi inébranlable. Je ne sais pas comment ils font. Seulement, c'est ce qu'on constate. Ils prient et puis ils vivent et ils ne pensent pas à s'enlever la vie. Ma mère, peut-être qu'elle y a pensé, quand elle était dépressive, mais ça fait longtemps. Maintenant elle chante en cueillant ses légumes et elle ne fait pas de commentaires quand quelqu'un se trucide. D'ailleurs qu'est-ce qu'on pourrait en dire? Faudrait tomber dans les grandes conversations sur la vie et la mort, et des grandes conversations, on n'en veut pas autour de la soupe, ça nuit à la digestion. Il est mort, un point c'est tout. On ne va pas se mettre à discuter du comment et du pourquoi. On va l'inclure dans ses prières, prier pour le repos de son âme et on ne va pas en faire un drame. C'est ainsi que ça se passe chez moi. On ne fait pas de drame, on glisse la nouvelle entre le jardin qu'il faut arroser et la pelouse qu'il faut tondre et on oublie les commentaires.

Surtout ne jamais parler des problèmes de fond, comme s’il ne fallait pas réveiller les monstres qui dorment en chacun de nous ou tout près de chez nous. Le silence toujours. Je souffre encore des paroles qu’on ne m’a pas offertes quand ma petite soeur fut fauchée par une voiture il y a déjà plus de trente ans. Et je suis forcée de constater que nous sommes toujours dans ce même silence. Impossibilité de parler de la mort. Pas de mots. Il y a un hurlement qui monte en moi devant ce silence, ce refus de faire des commentaires, d’en discuter. Se sent-on à ce point coupable qu’il est impossible de prendre une quelconque distance devant les faits ? Culpabilité ? Peur ? Pourquoi ce silence soudain alors que nous avons tous quelque chose à exprimer, à partager ?

Et moi, tout bêtement, j’ai fait comme eux. Je me suis laissé ensevelir par les demi-mots, demandant quelle sorte de soupe on allait manger, quel dessert il fallait préparer. Moi qui, plus que tout autre, connais l’importance de la parole dans ces moments-là, je n’ai pas demandé pourquoi cet homme, au tournant de la cinquantaine, avec une femme et deux charmants enfants, s’est trucidé un beau matin. Avais-je peur d’entendre mes parents avouer qu’un jour ou un autre ils avaient pensé à ça, eux aussi ? Imaginez la conversation que nous aurions pu avoir ! une discussion qui aurait pu nous faire oublier la soupe et le dessert à préparer. Enfin ! des paroles. Paroles nutritives pour l’âme. Et le lendemain, j’aurais pu avaler avec appétit et une plus grande joie les magnifiques légumes qui poussent dans leur potager. Au lieu de cela, je suis restée avec mon noeud dans la gorge, mon malaise en sourdine, à écouter mes parents s’accrocher aux soins à apporter à leur jardin. Vaincue par le milieu ambiant, je n’ai pas su trouer le silence, insérer la petite phrase déclencheur. Le silence m’a tuée une fois de plus. A eu raison de moi encore une fois. Tout ce savoir que je porte en moi annihilé par un silence plus grand que moi. La Grande Faucheuse continue d’abattre les êtres qui m’entourent, et je n’arrive toujours pas à lui opposer mon savoir, mes paroles, mes gestes de réconfort. Le silence de l’enfance plus fort que tout ! Cependant, je n’ai pas dit mon dernier mot. Silence, je me battrai contre toi jusqu’à la mort, jusqu’à l’amour, jusqu’à ce que s’ouvre mon corps pour exprimer les gestes et les paroles de réconfort qui feront de moi une femme de coeur et de parole, jusqu’à ce que je cesse d’être ce petit animal blessé qui lèche ses plaies en silence, dans un hurlement muet.