Ce texte a été publié dans Frontières, vol.15, no 2, printemps 2003
Bientôt un an que Claude a rejoint le royaume des morts. J’évite autant que possible de réfléchir à sa disparition, à la culpabilité qu’on m’a déniée. « Tu n’as rien à voir avec cette mort. Ce n’était qu’un désespéré. » Désespéré peut-être, mais amoureux de moi tout de même. Du moins, c’est ce qu’il affirmait. Je sais, il était du genre à tomber en amour très rapidement. Du genre à tomber en amour comme on tombe du désespoir pour s’accrocher au premier cordon qui passe. Il était même du genre à arrêter de boire pendant quelques semaines parce qu’il a rencontré un nouvel élastique de jupe bleue.
Je n’étais pas éprise de lui, car je venais tout juste de m’échapper des bras du grand amour de ma vie. Le désespoir et la peine de celui qui allait devenir « mon ex » étaient trop frais à mon esprit. Je suffoquais à la pensée qu’il ne m’enlacerait plus, que son corps n’épouserait plus jamais le mien. Je tentais d’anesthésier ma douleur en cessant de respirer. Les bras de Claude remplaçaient ceux des parents et amis qui n’étaient pas venus partager mon deuil. Mon coup de foudre, devenu passion, était en train d’agoniser et mes proches ne s’en souciaient aucunement.
Nous étions, Claude et moi, deux naufragés de l’amour et nous pleurions ensemble; cependant, nos larmes prenaient la forme du rire. Un fou rire semblait s’être emparé de nous pour de bon. Nous nous racontions nos enfances, nos amours ratées et nous étions morts de rire devant notre incapacité à trouver un petit bonheur tranquille. « Un petit bonheur de chien tranquille », avait-il lancé en s’esclaffant à nouveau, escaladant la tour de rire de celui qui, une fois la réserve de larmes épuisée, regarde ses malheurs de haut et les trouve ridicules. Ce jour-là, pour une raison que j’ignore, il pouvait se balancer de ne pas avoir été cajolé par une mère disparue très jeune, de ne s’être jamais entendu avec son père alcoolique, et d’avoir toujours eu des histoires décevantes avec les femmes. En ce jour de printemps pluvieux, Claude semblait miraculeusement guéri des blessures de son passé, persuadé d’être de nouveau amoureux.
La flamme n’allait pas durer. Après m’avoir « aimée » pendant quelques jours, il ne m’a plus téléphoné. Il était mort. Recommencé à boire. Perdu ses clés. Tombé du quatrième étage. Ne s’en sortira probablement pas. Est dans le coma. Coma. Co...ma...
Il venait de s’inscrire à un cours de fleuriste et m’avait offert son premier arrangement: un bouquet qui m’a paru funèbre au premier regard. Je ne l’ai pas aimé. Les fleurs qui devaient parler d’amour sentaient la mort à plein nez. Je les ai reconnues du premier coup d’oeil: leurs pétales empestent la mort et on continue de les disposer en couronnes pour ensuite les jeter sur les tombes. Claude m’a expliqué que la forme avait été imposée. Je n’ai pas osé lui demander s’il avait eu son mot à dire quant à l’espèce à utiliser. J’ai feint d’être contente. Il était si heureux, lui, de son nouvel emploi du temps. Je tentais vainement de croire à son âme de fleuriste. J’avais l’impression qu’il s’accrochait aux fleurs comme un homme qui, ayant tout essayé et croyant avoir tout raté, commence à reluquer les pissenlits. Facile d’écrire ceci a posteriori. Le fait est que je n’ai jamais soupçonné sa mort imminente. Cependant, son envie de devenir fleuriste me procurait une drôle de sensation chaque fois qu’il en parlait. Quelqu’un ne se découvre pas une soudaine carrière dans ce domaine à trente-huit ans. Si oui, pourquoi? Comment? Il était incapable d’expliquer comment sa soudaine passion pour les fleurs lui était venue.
N’y a pas eu de couronnes pour lui. Pas de soirée funèbre. Pas de tombe. Rien. Incinéré. Rapatrié. Fait disparaître en vitesse.
Je suis restée avec ses fleurs sur la mémoire. M’ont tous dit que sa mort n’avait rien à voir avec moi. « C’était un accident! » Un accident, oui! Celui d’un homme qui en a assez de ne pas trouver de baume à sa souffrance. La chute d’un enfant de trente-huit ans qui en a marre de pleurer seul, ne trouvant plus le courage de dérober la quantité de rhum suffisante pour geler ses blessures. Glissé sur la neige et chuté. S’est redressé tel un fantôme et ne pouvait pas appeler à l’aide. Les mots ne sortaient pas. Ne sortiraient jamais plus. S’est étalé une seconde fois dans la neige sale, sur l’asphalte noire. Seul. L’ambulance est enfin venue. La grosse machine s’occuperait désormais de lui.
Dans le coma pendant plusieurs jours, les grosses têtes affirment qu’il est inutile de lui rendre visite. Trient sur le volet ceux qui pourront lui faire leurs adieux. Ces gens qui ne le connaissent même pas déterminent qui Claude a envie d’avoir à ses côtés. Ne laisseront passer qu’un père qu’il n’a pas vu depuis cinq ans.
Mes fleurs d’amitié sur les bras, je n’ai pas eu le courage de défoncer le barrage institutionnel. Lâche comme on l’est si souvent depuis que les fonctionnaires s’occupent de tout à notre place. Pourquoi veiller nos morts puisqu’ils sont payés pour le faire? Rémunérés pour nous dire où et quand pleurer, combien de minutes par mort sont allouées...
J’aurais bien voulu mourir moi aussi, vu que ma grande histoire d’amour était terminée. Ne pas avoir à sentir la déchirure qui me traversait le corps chaque seconde de la journée. Mourir aurait été de loin préférable. Certainement plus facile en tout cas. Je n’avais pas cette chance. Je retenais le hurlement que j’aurais dû lâcher pour que la terre entière sache que notre union avait avorté. Oui, je me bâillonnais moi-même, parce que dans mon pays, on ne crie pas. Pas plus qu’on ne pleure trop longtemps. Dans mon pays, quand ça fait trop mal, on se tue. C’est le seul courage qu’on finit encore par trouver. Se tuer ou butter ceux qu’on juge responsables d’une douleur que les calmants n’arrivent plus à apaiser. Appuyer sur la gâchette afin de devenir un héros pendant quelques secondes. Comme à la télé! Dégainer est si familier. Compter sur la célébrité télévisuelle. Et pourquoi pas se suicider pour se racheter? « Ne remettez plus à demain. Si vous avez échoué votre vie, réussissez votre mort. Réservez votre heure d’écoute dès maintenant. Pour une mort en direct, composez le 1-800-MORTDIR immédiatement. » À quand une telle publicité? J’imagine déjà le message, construit tel un vidéo-clip inoffensif et anodin, accompagné d’une musique rock... J’ai la nausée rien que d’y penser, car, dans mon pays, on n’est pas à l’abri d’une telle ineptie.
Moi, je n’ai jamais tué personne. Personne ni même moi. J’ai seulement quitté un pays qui ne m’aimait pas assez, que j’aimais trop. Que j’aimais mal. J’attendais qu’on me dise quoi faire. Qui aimer. Pendant combien de temps. Pendant combien de temps pour ne pas trop souffrir, pour ne pas avoir à mourir quand l’histoire prendrait fin? J’aurais pu m’enrôler dans l’un de ces nombreux cours où, en une trentaine d’heures, l’on vous apprend à aimer convenablement, mais j’ai préféré accompagner ma mère à la Méditerranée. N’y a plus que celle-ci maintenant pour m’enseigner les lois de la mémoire, de la vie et de la mort, de l’oubli et du pardon.
Plus jamais
Ce texte a été publié dans Frontières (revue québécoise d’information, de recherche et de transfert de connaissances en études sur la mort), vol.17, no 1, 2004
Je ne l'attendrai plus jamais. Jamais. Ne plus jamais attendre personne. Fouiller au fond de moi jusqu'à ce que je me suffise à moi-même. Ou sinon me trucider. Me trucider en recherche de la truth, de la vérité. Mon voisin l'a fait. Vraiment fait. Je pense souvent à lui, à comment je me suis sentie quand je l'ai appris. D'autres voisins avant lui l’ont fait, mais avant, ça ne m'avait pas atteint autant. Celui-ci venait d'avoir cinquante ans. C'était l'été passé. Froid dans le dos que ça m'a donné. De penser que lui, il avait été jusque-là.
L'ont trouvé dans le garage. Personne n'a prononcé le mot pendu, mais j'ai imaginé que c'est ainsi qu'elle, sa femme, l'a trouvé. Quelques mois auparavant, il avait essayé d'en finir alors qu'il était au volant de sa voiture, du moins c'est ce qu'on peut en conclure maintenant. Pourtant, je ne le connais presque pas, ce type, et ça ne change rien à ma vie qu'il ne soit plus là. C'est le vide au fond de moi que ça vient chatouiller, le grand vide au fond de moi que j'essaie de combler en attendant toujours quelqu'un.
Tout le monde a fait comme s'il s'agissait d'une mort naturelle. Mêmes prières, mêmes gestes, mêmes chuchotements. Chez moi, on n'en a pas parlé. Chez moi, on ne parle jamais de rien. D'ailleurs qu'est-ce qu'on pourrait bien ajouter pour disperser le malaise devant cette drôle de mort?
Qui n'a jamais pensé en finir? Qui? Mais ça, on ne voudrait pas l'avouer à son père, à sa mère, encore moins à son enfant, alors on se tait. On parle des légumes du potager qui poussent bien, des tomates qui seront bientôt prêtes à manger, des fèves qui sont à point et qu'il faut cueillir. On s'accroche aux petits riens qui font la vie. Il faut s'accrocher sinon on finira comme le voisin, on en viendra à manquer de foi, à ne plus y croire. Mes parents, c'est ça qui les caractérise, une foi inébranlable. Je ne sais pas comment ils font. Seulement, c'est ce qu'on constate. Ils prient et puis ils vivent et ils ne pensent pas à s'enlever la vie. Ma mère, peut-être qu'elle y a pensé, quand elle était dépressive, mais ça fait longtemps. Maintenant elle chante en cueillant ses légumes et elle ne fait pas de commentaires quand quelqu'un se trucide. D'ailleurs qu'est-ce qu'on pourrait en dire? Faudrait tomber dans les grandes conversations sur la vie et la mort, et des grandes conversations, on n'en veut pas autour de la soupe, ça nuit à la digestion. Il est mort, un point c'est tout. On ne va pas se mettre à discuter du comment et du pourquoi. On va l'inclure dans ses prières, prier pour le repos de son âme et on ne va pas en faire un drame. C'est ainsi que ça se passe chez moi. On ne fait pas de drame, on glisse la nouvelle entre le jardin qu'il faut arroser et la pelouse qu'il faut tondre et on oublie les commentaires.
Surtout ne jamais parler des problèmes de fond, comme s’il ne fallait pas réveiller les monstres qui dorment en chacun de nous ou tout près de chez nous. Le silence toujours. Je souffre encore des paroles qu’on ne m’a pas offertes quand ma petite soeur fut fauchée par une voiture il y a déjà plus de trente ans. Et je suis forcée de constater que nous sommes toujours dans ce même silence. Impossibilité de parler de la mort. Pas de mots. Il y a un hurlement qui monte en moi devant ce silence, ce refus de faire des commentaires, d’en discuter. Se sent-on à ce point coupable qu’il est impossible de prendre une quelconque distance devant les faits ? Culpabilité ? Peur ? Pourquoi ce silence soudain alors que nous avons tous quelque chose à exprimer, à partager ?
Et moi, tout bêtement, j’ai fait comme eux. Je me suis laissé ensevelir par les demi-mots, demandant quelle sorte de soupe on allait manger, quel dessert il fallait préparer. Moi qui, plus que tout autre, connais l’importance de la parole dans ces moments-là, je n’ai pas demandé pourquoi cet homme, au tournant de la cinquantaine, avec une femme et deux charmants enfants, s’est trucidé un beau matin. Avais-je peur d’entendre mes parents avouer qu’un jour ou un autre ils avaient pensé à ça, eux aussi ? Imaginez la conversation que nous aurions pu avoir ! une discussion qui aurait pu nous faire oublier la soupe et le dessert à préparer. Enfin ! des paroles. Paroles nutritives pour l’âme. Et le lendemain, j’aurais pu avaler avec appétit et une plus grande joie les magnifiques légumes qui poussent dans leur potager. Au lieu de cela, je suis restée avec mon noeud dans la gorge, mon malaise en sourdine, à écouter mes parents s’accrocher aux soins à apporter à leur jardin. Vaincue par le milieu ambiant, je n’ai pas su trouer le silence, insérer la petite phrase déclencheur. Le silence m’a tuée une fois de plus. A eu raison de moi encore une fois. Tout ce savoir que je porte en moi annihilé par un silence plus grand que moi. La Grande Faucheuse continue d’abattre les êtres qui m’entourent, et je n’arrive toujours pas à lui opposer mon savoir, mes paroles, mes gestes de réconfort. Le silence de l’enfance plus fort que tout ! Cependant, je n’ai pas dit mon dernier mot. Silence, je me battrai contre toi jusqu’à la mort, jusqu’à l’amour, jusqu’à ce que s’ouvre mon corps pour exprimer les gestes et les paroles de réconfort qui feront de moi une femme de coeur et de parole, jusqu’à ce que je cesse d’être ce petit animal blessé qui lèche ses plaies en silence, dans un hurlement muet.