30 nov 2010

Jean

Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.

C’est une apparition. Lorsqu’elle l’aperçoit, elle tressaille jusqu’au fond de son être. Elle le reconnaît ! C’est son frère ! Son frère de l’âme ! Elle ne l’a pas revu depuis qu’elle est née pourtant elle le connaît depuis toujours, depuis des millénaires, des années-lumière. Il n’y a qu’à voir la lumière qui brille dans ses yeux. Elle la reconnaît bien, cette lumière.


Il s’appelle maintenant Jean et est un homme connu. Cependant, dans la société qui les enveloppe, deux âmes ne vont pas l’une vers l’autre pour se saluer et s’embrasser simplement parce qu’elles se reconnaissent. Dans la société qui les enveloppe, il faut des milliers de prétextes et de détours pour simplement se saluer. Dans la société qui les enveloppe, les hommes et les femmes ne se saluent pas s’ils n’ont pas d’abord été présentés l’un à l’autre. C’est pourquoi, au moment où leurs regards se croisent, le geste d’allégresse et de retrouvailles qui naît dans le corps de ces deux âmes reste à l’état embryonnaire. Il y a bien une esquisse de mouvement de leurs deux corps, mais quelque chose les arrête ; ils ont bien appris les règles de leur société. La femme ne va pas vers l’homme pour le saluer et l’embrasser comme ce serait si naturel de le faire si elle n’était qu’une âme et ne vivait pas dans cette société. L’homme hoche légèrement la tête en direction de la femme en un geste de reconnaissance mais ne fait pas cas à l’envie de la retrouver qui est monté en lui dès qu’il l’a aperçue, dès qu’il l’a reconnue. L’homme continue sagement la conversation qui l’occupait juste avant qu’elle entre dans la pièce. Il converse bien sagement alors qu’il brûle d’aller la retrouver. La femme quitte la pièce, sachant qu'il ne viendra pas jusqu'à elle. C’est leur première rencontre. Leurs premières non-retrouvailles.


La vie les met quelques fois en présence l’un de l’autre. Toujours cette impossibilité de laisser libre cours à l’allégresse de se retrouver qu’ils ressentent. Toujours cette impossibilité de dire Te souviens-tu ? La peur de passer pour un fou, pour une folle, puisqu’ils n’ont aucun souvenir en commun dans cette vie. Ils répriment donc l’allégresse de leurs âmes et prétendent ne pas se connaître, prétendent ne pas se reconnaître. Ils s’en tiennent à une non-relation. Ne sont que des connaissances qui se saluent de loin puisqu’ils évoluent dans le même monde.


Chaque fois que leurs regards se croisent, la femme voit l’homme se demander où il l’a rencontrée ; il connaît tellement de gens sur cette terre. Elle aimerait lui souffler la réponse, ce n’est pas dans cette vie qu’il faut chercher. Mais elle n’ose pas. Et s’il la prenait pour une folle. C’est un réflexe si présent dans cette société.


Chaque fois qu’elle se retrouve en sa présence, elle rêve qu’il l’invite à prendre un café, c’est ainsi que les choses peuvent commencer sur cette terre. Ainsi ils pourraient enfin se retrouver. Elle en est convaincue, ainsi ils se retrouveraient. Peu importe ce qu’ils se raconteraient, ils seraient enfin réunis. Peut-être ainsi une relation d’amitié pourrait-elle naître, ce qui leur donnerait l’excuse pour se fréquenter. Ils auraient enfin l’étiquette appropriée, ils seraient de nouveau amis, de nouveaux amis tout simplement.


Cependant, chaque fois que la vie les met en présence l’un de l’autre, leurs rencontres sont d’une telle brièveté qu’il n’y a de temps pour rien, pas même pour dire Te souviens-tu ? ou On prend un café?


La femme rêve de retrouver son grand ami de l’âme pendant que l’homme continue de fouiller sa mémoire pour savoir où il a bien pu la rencontrer. Et il ne l’invite pas à prendre le café qui leur ouvrirait l’accès à la voie lactée, là, où, les yeux dans les yeux, ils pourraient enfin laisser défiler tout ce qui n’a pas de nom.