4 nov 2010

Hugo

Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.


L’enfant regarde l’homme.

Il n’est pas comme les autres. Il vient d’un autre monde. D’un monde inconnu. Le marchand de glaces transporte avec lui les effluves d’un autre temps, d’un autre lieu.

Ce n’est pas un homme de la terre. Ce n’est pas un ouvrier. Ce n’est même pas un marchand. Un danseur peut-être. C’est quelqu’un d’indéfinissable, quelqu’un qui n’appartient à aucun univers connu. C’est pourtant l’homme qui vient livrer la crème glacée semaine après semaine, année après année, au magasin général. L’enfant observe cet homme d’apparence ultra-soignée, et s’interroge sur sa vie. Cet homme qui donne toujours l’impression de sortir d’une discothèque, a-t-il des enfants ? Est-il marié ?

Sourire permanent sur les lèvres, apparence impeccable, cheveux gominés et bien en place, toujours rasé de frais, il laisse une légère trace de parfum derrière lui lorsqu’il se déplace. Qui est cet homme ? Quel genre de vie mène-t-il ? Lorsque l’enfant le voit le lundi, elle se dit : « Il est heureux parce qu’il vient de la discothèque. Il a eu une fin de semaine fantastique. » Cependant lorsqu’elle le voit le mercredi, tout aussi heureux, elle se demande si l’effet de la discothèque peut durer aussi longtemps. Est-il heureux parce qu’il jouit encore des bons moments passés à la salle de danse ou sa joie provient-elle du plaisir qu’il éprouve à imaginer la fin de semaine à venir ?

L’enfant est profondément intriguée par cet homme. Elle aimerait lui demander s’il est marié, s’il a des enfants, pour avoir une piste à laquelle s’accrocher. Mais elle n’ose pas. Alors elle regarde l’homme aller et venir et garde ses interrogations pour elle.

Pendant des années, elle le voit aller et venir, des boîtes de glaces pleins les bras. Pendant des années, elle l’observe, espérant découvrir un nouveau détail qui l’éclairerait sur sa vie. Mais rien. Toujours la même image. Apparence impeccable, léger parfum, sourire permanent. L’homme semble avoir ce chant intérieur qui lui monte constamment aux lèvres et lui donne cet éternel sourire, cette joie inépuisable. L’enfant se demande comment l’effet de la discothèque peut durer si longtemps. Voudrait lui demander son secret. Voudrait savoir s’il est marié, s’il a des enfants, mais elle n’a pas la question facile, alors elle reste dans l’ignorance de la vie de cet homme.

Ce qu’elle observe c’est que cet homme semble avoir accès à des territoires dont les hommes de son village ne soupçonnent pas l’existence. Ce qu’elle observe c’est que peu importe le jour de la semaine, cet homme est toujours parfaitement rasé, peigné, parfumé, et souriant. Comme s’il avait un rendez-vous tous les jours… Ou qu’il aimait tout simplement prendre soin de son apparence. Comme s’il aimait s’habiller, se parfumer, se faire beau… L’enfant voudrait connaître la raison de son bonheur. Voudrait découvrir pourquoi il prend tellement soin de sa personne. Mais n’ose le lui demander.


Et chaque fois que l’homme aperçoit l’enfant, il lui offre une glace. L’enfant aimerait refuser puisque la présence de cet homme dans son village est déjà un cadeau en soi. Puisque le monde et la joie qu’il transporte avec lui sont déjà de très grands cadeaux. Mais comment refuser une glace ? Comment ne pas prendre ce que l’homme lui offre si gentiment ? Comment refuser le cadeau de l’homme ?

Ce n’est pas qu’il soit spécialement gentil avec elle. C’est un geste qu’il fait souvent. Il est marchand de glaces et il aime offrir des glaces aux fillettes. C’est un geste gratuit. Elle a eu l’occasion de le vérifier souvent. L’homme arrive, remplit les congélateurs du magasin, offre au passage des glaces aux enfants, et repart comme il est venu, dans la même joie, avec le même sourire, dans le même silence.

L’enfant savoure sa glace sans jamais percer le mystère de cet homme qui va de village en village, dans un éternel sourire, une éternelle joie, un éternel chant intérieur. Faut-il être marchand de glaces pour avoir accès à cette grâce ?