21 dic 2010

Wilfrid - grand-papa


Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.

Grand-papa. Grand-père maternel. Le père de ma mère…
Tu as vu ma mère naître et aussitôt tu as dû t’en séparer. Grand-maman est morte quelques jours après avoir donné naissance à ma mère et tu as cru que ce poupon avait besoin d’une mère-substitut pour vivre et pour croître. Je ne me demanderai pas si tu as eu tort ou raison, je m’en tiendrai simplement aux faits. Tu as donc donné ton quatrième enfant en adoption. Tu n’aimais pas l’expression donner en adoption ; je te comprends. Il y a des moments dans la vie où il semble impossible de trouver les mots adéquats pour désigner des réalités si pleines d’émotions qu’on préférerait que les mots n’existent pas puisqu’ils semblent insuffisants, vides de sens.
Doublement déchiré, d’abord par la perte de ta femme, puis par celle de ta troisième fille. Je ne peux sûrement pas m’imaginer toute ta peine et ton tourment. Et toutes tes responsabilités, puisque tu restais tout de même avec trois enfants à ta charge. Il m’est difficile de me mettre dans ta peau. Peut-être parce que je préfère rester dans la mienne. Peut-être parce que je préfèrerais m’en tenir à l’absence plutôt que d’envisager la compassion.
En commençant cette lettre, j’avais surtout l’intention de te dire que, pour moi, tu as été un fantôme, une ombre qui plane quelque part, quelque chose d’absent et de présent tout à la fois. Oui, j’avais la ferme intention de te décrire cette ombre, cette absence, ce vide, ce malaise, qui étaient liés à ton nom… Pour que tu saches que, malgré tout, tu fais partie de ma vie. J’avais probablement la ferme intention de me placer dans le rôle de victime en quelque sorte et de te laisser savoir comment ton absence, à travers le corps de ma mère et plus tard à travers le mien, a miné ma vie.
Me souvenir de toi pour mieux t’accuser, pour donner une explication aux blessures maternelles, pour trouver un coupable à toute la souffrance qui court dans la famille…
Mais finalement, je m’en suis simplement tenu aux faits, et j’ai écrit : « Tu as vu ma mère naître et aussitôt tu as dû t’en séparer. Grand-maman est morte quelques jours après avoir donné naissance à ma mère et tu as cru que ce poupon avait besoin d’une mère-substitut pour vivre et pour croître. Doublement déchiré, d’abord par la perte de ta femme, puis par celle de ta troisième fille. »
Soudain, tu n’es plus un fantôme, une ombre qui plane, tu deviens un homme qui a eu un destin difficile, un homme qui a souffert, pleuré, ri, et qui a continué de vivre malgré la mort de sa femme et la perte de sa fille. Un homme qui a pris les décisions qui s’imposaient. Mon envie de t’inculper de la séparation de sa famille d’origine dont a souffert ma mère persiste... La séparation a dû être déchirante pour toi, comme elle l’a été pour ta fille. Comme elle l’a été pour nous, tes petits-enfants, qui, à travers notre mère, avons vécu cette séparation comme une exclusion de la famille. C’est pourquoi, à notre tour, nous t’avons exclu de notre cœur, te permettant de flotter tel un fantôme dans notre maison, mais sans jamais te donner une place dans notre cœur, sans jamais nous incliner devant toi, devant ton destin, sans jamais reconnaître que tu fais partie de notre vie.
Grand-papa, j’aurais aimé avoir toute une valise de souvenirs de toi, de nous, mais la vie a voulu que ces souvenirs n’existent pratiquement pas. Cependant, malgré le peu d’images, le peu de souvenirs que je possède, aujourd’hui, je m’incline devant toi et je te dis merci. Tu n’es pas le grand-père vivant et rieur dont je rêvais, mais tu es bien mon grand-père, celui qui m’a transmis la vie, l’amour pour la vie et pour les arts. Grand-papa, aujourd’hui, je quitte le voile de la colère et de l’accusation qui recouvrait mon amour pour toi et je te dis merci.
Prends ta petite-fille dans tes bras et donne-lui tous les baisers que ton cœur de grand-père contient, car je peux enfin les recevoir. Mon cœur de petite-fille t’embrasse et est enfin disposé à recevoir ta bénédiction, la bénédiction d’un grand-père qui désire ardemment que ses petits-enfants connaissent le bonheur et la prospérité.
Aujourd’hui, je cherchais peut-être encore un coupable à ma souffrance et aux souffrances des miens, cependant, j’ai rencontré un homme, avec ses propres blessures et son propre destin. J’ai rencontré un grand-père. J’ai rencontré mon grand-père. J’ai enfin rencontré et reconnu mon grand-père.
Grand-papa, je t’embrasse et je t’aime.