Ce texte fait partie d'un recueuil de nouvelles intitulé Des hommes.
Il a un prénom de trois petites lettres : IAN. De temps à autre, il croise mon chemin par le plus grand des hasards. Il pose ses yeux de glace bleue sur moi en me murmurant qu’il ne sait pas quelle langue parler avec moi, vu qu’il y a trois langues entre nous, vu que tout s’embrouille quand nous nous apercevons. Mon Dieu, délivrez-moi de mes péchés et donnez du pain à ceux qui n'en ont pas, apprenez-moi la compassion et épargnez-moi la passion. Je fonds lorsqu'il pose ses yeux bleu-noir sur moi. Je ne veux pas que son désir noir bleu m'étale sur la patinoire et me tue encore une fois. Je fuis ce genre d'amour : lorsqu’on se donne tellement fort que l’autre finit par avoir droit de vie et de mort sur vous. Ian, tu es Ian, et sur ton coeur, je ne poserai pas mon désir. Ne m’effleure plus de ton regard de feu glacé, je t’en prie. Pourquoi tu ne retournes pas dans ton pays, sur ton île à toi? Pourquoi? Pourquoi tu ne me dis pas tout de suite si tu veux des enfants, si tu crois en la vie. Et quels prénoms nous leur donnerons à nos enfants? Tu pourrais simplement me dire trois mots: oui, Adam et Ève. Alors la parole ne serait plus nécessaire. Que le silence ! Que nos corps ! Et cette lumière de tes yeux. Cette lumière de l'au-delà que tu partages avec moi chaque fois que tes yeux effleurent les miens. Tu me fais mal, car je résiste difficilement à cet abîme que j’ai connu avec un autre que toi. À ces vertiges que m’a fait escalader un autre de ton espèce. À l’amour de ton frère que j’ai fui puisque je me perdais en lui au point de ne plus savoir mon prénom. Pourquoi tu ne me dis pas : oui, nous aurons deux enfants et nous les appellerons Adam et Ève? Ensuite je pourrais me laisser couler. Sans oublier de rendre grâce pour mon lot quotidien. Il serait si facile de dire oui, de t’accepter, Ian, dans le hasard de ma vie. Pourtant, je résiste.
Je résiste et je résisterai car je ne suis plus dupe de l’amour-passion, de l’amour-tentation, de l’amour-fascination. Oui, voilà ce qui nous unit au point de nous faire perdre l’usage de la parole : la fascination. Dans un éclair de lucidité, je me rends compte que tu ressembles physiquement à cet autre à qui j’ai tout donné jusqu’au point de perdre mon prénom. Même couleur et même texture de cheveux, même stature, même façon de fumer, de marcher. Ô éclair de lucidité qui cette fois me sauvera la vie : c’est lui, ce grand amour que j’ai vécu, que je projette sur toi. Projection parfaite. Fascination fascinante. Désir irrépressible que tes yeux froids et chauds tout à la fois ne fassent qu’une morte de moi. Que ton désir m’étale sur le plancher et que j’y reste pendant que tu me tournes le dos, incapable d’atteindre la tendresse qui existe quelque part en toi. Comme je la connais la scène! Comme j’aimerais encore me sacrifier pour le plaisir de t’extirper un grain de tendresse! Je vois ta froideur, et à travers toi, la froideur qu’a dû avoir ton père et avant lui, son propre père… Et pourtant ta glace allume mon feu et nous devons nous fuir pour être sûrs que nous ne ferons pas les gestes qu’un homme et une femme regrettent si facilement au moment de se rhabiller. Alors je dis : ne me déshabille pas du regard, ne m’adresse plus la parole, ne m’invite surtout pas dans ton antre, car je pourrais très bien… Et puis, tu sais, j’ai découvert ton secret : quand tu poses tes yeux sur moi, ce n’est pas moi que tu vois. C’est cette autre qui t’a tué parce que tu l’as trop aimée. Même corps fragile, même délicatesse, même réserve, même accent. Écoute l’accent qui te fascine tellement, écoute-le te murmurer : Ian, tu es Ian, et sur ton corps, je ne poserai pas mon désir. Je le jure.